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Sur tes traces : de l'enquête à la scène
12 février 2025
La genèse du projet selon Gurshad Shaheman
À l’origine de ce projet se trouve ma rencontre avec Dany Boudreault, poète, acteur et metteur en scène. La première fois que nous nous sommes vus, c’était au Phénix, scène nationale de Valenciennes dans les Hauts-de-France. Dany était là dans le cadre d’un programme de rencontre invitant des artistes québécois en France sur une initiative conjointe des festivals TransAmériques (FTA) et Cabaret des Curiosités. Deux ans plus tard, c’était à mon tour de présenter mon solo Pourama Pourama au FTA à Montréal. Et nous allions nous recroiser une troisième fois dans un troisième pays : en Belgique, à Bruxelles, en octobre 2020.
Dans une petite fenêtre de tir entre deux périodes de confinement, le théâtre Les Tanneurs avait initié un festival de formes courtes à Bruxelles où nous montrions l’un et l’autre une petite pièce créée pour l’occasion. Nous partagions la même loge et assistions, bienveillants et amusés, aux rituels de préparations de l’autre et à ses manies pour conjurer le trac avant d’entrer sur scène. Nous nous retrouvions à la sortie des représentations, délivrés et joyeux, pour partager nos impressions autour d’un verre. Un lien dont nous ne soupçonnions pas encore la portée était en train de se nouer. Nous nous sommes quittés cette fois, en nous disant qu’il serait bon que nous fassions quelque chose ensemble, quelque chose d’artistique et d’inédit. L’idée a continué de mûrir et nous nous sommes retrouvés à nouveau à Bruxelles en septembre 2021, cette fois pour poser les jalons de notre collaboration future.
De nos discussions à bâtons rompus et de nos brainstormings dans les cafés de la capitale belge, est né Sur tes traces. Le projet est d’abord une invitation. J’invite Dany à remonter le cours de ma vie, à revisiter les événements fondateurs et les paysages de mon passé en allant physiquement à la rencontre des personnes et des lieux qui m’ont forgé. En retour, Dany me donne la même mission en érigeant une liste de noms que je dois rencontrer lors d’un voyage : un périple oscillant entre découverte et pèlerinage.
Né à Métabetchouan aux confins du Québec, Dany a écrit ses premiers poèmes pour la messe du dimanche de l’église de sa paroisse. Quant à moi, j’ai passé mes douze premières années dans l’Iran de Khomeyni. Nous avons beaucoup travaillé dans nos productions respectives sur l’autofiction, comme si nous avions besoin d’expliciter pour nous-mêmes nos parcours atypiques. Cette fois, il s’agit de laisser l’autre entrer dans notre intimité afin d’y glaner le matériau nécessaire qui lui permettra d’en restituer un récit possible. J’ai ouvert à Dany les portes de mon manoir intérieur et l’ai laissé errer à sa guise au milieu des fantômes, et visiter librement toutes les pièces. De même, Dany m’a donné les clés de ses archives personnelles. J’ai pu feuilleter le livre de sa vie à travers les visages et les routes pour recueillir la matière première avec laquelle j’allais sculpter un portrait inédit de lui.
Nous avons ensuite mis en parallèle les récits récoltés lors de nos deux enquêtes menées en solitaire pour composer ensemble un spectacle qui chemine entre différentes époques et divers paysages. Dans cette odyssée intime, nos deux portraits se diffractent par les récits que les autres font de nous, comme autant de silhouettes spectrales démultipliées dans les miroirs d’un palais des glaces de fête foraine.
L’enquête selon Dany Boudreault
Bien qu’avec Gurshad nous soyons issus d’horizons très différents, j’ai toujours eu le sentiment que nos visions du monde étaient proches. Plusieurs obsessions communes jalonnent nos deux démarches : le récit intime inextricablement lié à la grande Histoire, l’importance accordée aux voix marginales, l’identité, le corps politique et sexuel dans un contexte d’oppression, le désir.
Sur tes traces est une invitation à réévaluer nos postures face au monde et à notre pratique, une mise en danger en territoire bienveillant de création. Chercher à connaître l’autre et dépasser le stade de la fascination est une entreprise presque impossible, et c’est pourquoi il faut la tenter. Je constate plus que jamais la nécessité de créer des liens forts et de consolider ceux que nous avons, que ce soit entre voisin·es ou au-delà des océans. Luttant pour ne pas me laisser gagner par l’impuissance, je revendique ces connexions, proches ou lointaines, au même titre que celle que j’ai développée avec Gurshad, pour en faire un rempart devant un monde qui se délite.
Après avoir dressé la liste des personnes clés et des moments-pivots de nos vies respectives, nous avons pu entamer la phase de l’enquête préalable à l’écriture du spectacle. Suivant ce plan, Gurshad a pu faire le voyage; j’ai dû quant à moi dévier de ma trajectoire. Les relations diplomatiques très tendues entre le Canada et l’Iran nous ont forcés à nous repositionner et à transformer cette contrainte en un levier de création. C’est donc en Turquie que j’ai pu rencontrer quelques membres de la famille de Gurshad, accompagné d’un interprète du persan. L’impossibilité pour moi de me rendre en Iran est devenue l’un des enjeux importants de l’écriture. Notre liberté de circulation, nos identités qui se sont construites en marge, notre volonté de connexion en dépit de la distance, l’entrelaçage de nos deux portraits et de ceux des gens que nous avons rencontrés sur la route sont devenus le fil du récit.
Conséquemment, je me suis rendu, durant le mois de juin 2023, en France (Lille, Paris, Toulon) et en Turquie, (Istanbul, Denizli ou encore la frontière turco-iranienne), et Gurshad au Québec (Montréal, Québec, Lac-Saint-Jean). Nos lieux d’origine cachent certains angles morts; rencontrer les gens qui les habitent et qui ont marqué nos vies nous les dévoilent. Par exemple, Gurshad est confronté à la question autochtone au Québec, et moi, à l’accueil des réfugié·es iranien·nes LGBTQI+ en Turquie. Ces thèmes se sont invités lors de nos voyages sans que nous les ayons prévus.
De la frontière turco-iranienne à la ferme maintenant abandonnée qui m’a vu grandir, les combats intimes de Gurshad et les miens ont des correspondances et je suis convaincu que plusieurs personnes s’y reconnaîtront. J’aime l’idée, même si elle me donne le vertige, de livrer les clés de ma vie à un ami pour qu’elle soit transposée par lui. En voulant parler de l’autre, on finit inévitablement par parler de soi, mais surtout des autres, et c’est cette mise en récit de l’autre, de soi, qui nous intéresse – ces décalages, ces détournements.
Sur tes traces est un saut dans le vide, ni plus ni moins, mais en compagnie d’une personne de confiance. Car il en faut de la confiance et de l’amitié pour s’abandonner à ce jeu de haute voltige, semé de fractures et de réconciliations. À travers ces luttes intimes se profilent celles plus étendues qui troublent l’équilibre du monde et où s’entredéchirent l’Orient et l’Occident. C’est dans ce climat de tension politique inégalée depuis les soixante-dix dernières années que nous revendiquons le pouvoir et la nécessité du contact, de la curiosité et de la bienveillance.



