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Surveillée et punie : sublimer la haine
11 septembre 2024

Réflexion d’Anne-Marie Voisard, conseillère dramaturgique, Surveillée et punie

« Si la liberté n’est pas une revanche, alors elle n’est pas une liberté. »
Édouard Louis

Surveiller et punir, œuvre majeure du philosophe Michel Foucault ayant inspiré le titre de la pièce, s’ouvre sur le glaçant récit du supplice de Damiens, dernier condamné à mort en France à avoir subi le châtiment public de l’écartèlement, à une époque où les corps agonisants, écumants des damné·es étaient encore offerts en spectacle à des foules rugissantes et échauffées.

Ce n’est pas d’hier que les masses tirent une jouissance glauque à désigner des supplicié·es. Et si la mise à mort est aujourd’hui le plus souvent symbolique, il reste que les réseaux sociaux, de par leur instantanéité et leur viralité, offrent à ce vieil atavisme du lynchage public une portée et une virulence inédites. Dans une impunité quasi totale, des hordes de haters s’abritent derrière leur écran, un relatif anonymat et une conception dévoyée de la « liberté d’expression », pour déverser leur fiel et s’autoriser toutes les oppressions, excités par des agitateurs de l’opinion et une fachosphère en quête d’adeptes.

Safia Nolin s’est hissée ces dernières années au rang de leurs cibles privilégiées. Féministe, lesbienne, artiste, grosse, arabe : ses différentes assignations identitaires, à l’intersection de plusieurs oppressions, la placent au cœur d’une guerre culturelle et politique qui rameute toutes les couardises et lâchetés morales des temps présents. Safia, son corps, sa personne, sont l’objet d’une détestation acharnée. Ils sont la cible d’une violence inouïe, dont il serait bien trop peu dire qu’elle est « décomplexée ». Non, en fait, cette hargne a pour moteur la jouissance. Elle fait l’objet d’une surenchère jubilatoire et frénétique. Elle est ce marqueur par lequel une nébuleuse d’esprits fiévreux se reconnaissent entre eux une appartenance. Au moment où Philippe Cyr l’a approchée avec l’idée de ce spectacle, Safia s’était réfugiée en France à la suite d’épisodes si violents qu’elle avait légitimement craint pour sa sécurité.

Le déferlement de haine et de menaces qui s’abat en ligne sur les femmes et les féministes n’est pas sans rappeler le dispositif de pouvoir tel que théorisé par Michel Foucault. Arme d’un assujettissement inédit des corps, ce régime de contraintes fait en sorte de réduire celles qui le subissent au statut de proies. Surveillées, traquées, humiliées, sommées de se taire, menacées de viol ou de mort, elles sont soumises à une vigilance constante, forcées de désamorcer, amoindrir, éviter cette violence, la fuir, s’en protéger ou s’en défendre. (Il est d’ailleurs particulièrement pervers que soit reprochée à la victime, ainsi contrainte à l’autodéfense, sa « victimisation ». Certain·es n’y manqueront pas.)

La hargne insensée dont Safia est la cible lève le voile sur les normes irréalisables auxquelles les femmes sont sans cesse contraintes. Safia rompt, de par sa seule manière d’être au monde, avec toute une série d’injonctions qui pèsent sur elles. Elle incarne un art de la révolte, de la désobéissance. Elle est en cela une artiste totale. Il me semble que ce qu’on ne pardonne pas à Safia, c’est son insoumission.

Philippe Cyr a eu raison de voir en Safia, en son histoire, quelque chose de la vérité et de l’obscurité de notre époque. C’est cette part d’ombre qu’il a eu le désir de porter sur scène. Voir sous nos yeux se matérialiser la violence pour mieux prendre la mesure de son ampleur destructrice. La regarder en face, s’en saisir, pour mieux tenir à distance son possible venin. Surveillée et punie est née du désir de sortir de l’impuissance. De faire advenir, dans le sensible, les conditions d’une revanche possible. Sublimer la haine, renverser la honte. Donner à voir, à entendre, le chant de nos bêtises collectives. Et révéler le beau là où il se terre, au milieu du champ miné de la haine ordinaire. Pour Safia, bien sûr, mais surtout avec elle. Et avec l’arme qui reste la sienne : la musique.

Sublimation

Safia, en véritable archiviste de l’immonde, avait déjà colligé au fil du temps une quantité effarante d’insultes, soigneusement classées par thèmes (poils, homophobie, grossophobie, racisme…). Elle avait aussi consigné les images et les données de géolocalisation de graffitis haineux disséminés dans la ville et conservé l’enregistrement de ses appels téléphoniques à la police1.

Jean-Philippe Baril Guérard allait se voir confier la tâche de trier, sélectionner et mettre en forme toute cette matière, en vue de l’écriture d’un livret pour chœur, entièrement constitué, donc, de fragments originaux. Vincent Legault signe quant à lui de sublimes arrangements musicaux et vocaux, essentiels à la fois pour saisir l’essence, médiatiser et transcender la matière première du spectacle. La musique ouvre dans la pièce un horizon de sens qui excède le langage et reste l’un des moyens d’accès privilégiés au sensible.

Quant au metteur en scène Philippe Cyr, on lui reconnaît cette générosité dans la création qui l’enjoint à miser sur la force du collectif et la mise en partage des intelligences, en même temps que cette intelligence sensible rare qui, dans ce type de traversée, est absolument indispensable. Ainsi, le maillage du spectacle allait se tricoter de rencontres en rencontres, les interprètes et les membres de l’équipe de création étant invité·es à moduler, interroger et impacter la production. Safia, son regard, son agentivité, sont au cœur de la démarche. Son consentement doit primer à toutes les étapes et reste en tout temps révocable. Le souci de ne pas ajouter à la violence est constant et partagé.

Il était notamment inconcevable pour Philippe Cyr que Safia soit laissée seule sur scène, livrée à ses bourreaux et leurs litanies hargneuses. On lui doit cette lumineuse intuition de la nécessité d’une sœur, une double, une alter ego qui puisse laver ses peines et faire corps avec elle. Debbie, l’indispensable amie, garde-folle des échappées salvatrices. Debbie, pour pouvoir rire à la face du pire et, ultimement, refuser de mourir.

Renversement

« On ne peut porter plainte contre une population », dit à Safia cette agente de police, dont la désinvolture et les inepties laissent sans voix, tandis que se rejoue ad nauseam cette scène dans laquelle, en se tournant vers les institutions censées la protéger, une femme s’expose bien malgré elle à un surcroît de violence.

N’empêche. La policière est porteuse d’une vérité qui à la fois lui échappe et la dépasse. Impossible, en effet, de porter plainte contre une histoire. De traduire en justice des systèmes d’oppression, des rapports de pouvoir. D’assigner à comparaître des siècles de domination masculine.

Ici, le théâtre est le lieu d’invention d’une autre scène possible de la justice.

Car si la pièce met en scène la violence, c’est non pas pour exciter les pulsions mortifères, mais bien pour rendre sa dignité au regard.

La présence irréductible, bouleversante de Safia au cœur du dispositif scénique est en ce sens une dimension essentielle du spectacle. Alors que les réseaux sociaux induisent ou autorisent une certaine déréalisation de l’autre, jusqu’à le rendre anéantissable, Safia, de par sa seule présence, nous force à voir ce qui se dérobe au regard. Pour le dire autrement, la présence de Safia impose que nous la regardions, elle, ainsi que toute cette haine, au fond des yeux.

Bien sûr, Safia est aussi là pour interrompre le concert de bêtises de ses détracteurs, pour refuser leurs verdicts et se réapproprier son récit, en même temps qu’un espace de parole. Armée de sa guitare, elle riposte, persiste et signe en offrant de nouvelles compositions, dans une esthétique épurée qui fait la part belle à son être et à sa voix. Nous aurions voulu monter au créneau, fomenter pour elle des armures de tendresse et des bataillons de lumière, c’est encore et toujours sa musique qui offre la plus percutante des revanches, la plus puissante des consolations.

Par la médiation du théâtre et de la musique, toute cette infinie violence, dont il ne fait nul doute qu’elle écrase, blesse et tue, est ainsi révélée dans sa ridicule insuffisance, son abyssale bêtise, son absurde et indépassable impuissance. Impuissance à dire Safia, à dire les femmes, à les capturer dans le langage, à les assujettir, à les faire taire. Ni leurs aboiements, ni leur agitation fiévreuse, pas plus que cette pathétique surenchère de l’abject à laquelle ils se livrent avec fiel, ne parviennent jamais tout à fait à leurs fins. Rien n’y fait. Ils échouent perpétuellement à venir à bout d’elle(s).

S’ouvre alors la possibilité d’une résistance turbulente et joyeuse. Des corps qui s’enlacent et qui dansent pour conjurer les passions tristes, dans une obstination à la joie indissociable de la politique. (Quiconque a côtoyé Safia dans le travail ou dans la vie sait combien sa joie est contagieuse.) Être ensemble permet de puiser dans les rires la force de mettre le tragique à distance, de rendre l’absurde délibérément visible, de le tourner en ridicule pour mieux le renverser, le désarmer.

Même le chœur se révèle être un personnage moins univoque qu’il n’y paraît d’emblée. Et de horde cagoulée et anonyme qu’il était au départ, il se dévoile peu à peu, jusqu’à faire surgir la figure d’une autre communauté possible, une communauté à visage plus humain.

Le dernier mot reste bien sûr à Safia, à ses mots, à sa voix, à la beauté et à la fulgurance qu’elle introduit dans le monde du seul fait d’être envers et contre tout Safia.

Voilà, en somme, le pari de Surveillée et punie.

Dans une radicalité inventive et joyeuse, nous emparer du pire, et ainsi, peut-être, esquisser les conditions d’une impossible nécessaire réparation.

Pour et avec, bien sûr,

mais aussi par-delà

Safia.




Anne-Marie Voisard
Conseillère dramaturgique


En savoir plus sur la pièce


1 Il revient classiquement aux victimes de violence la charge de constituer elles-mêmes des dossiers comportant les preuves, les traces des préjudices subis, dans l’éventualité d’une judiciarisation de l’affaire.