JOURNAL DE BORD LABO#1
FORÊT ET TEMPÊTE
(FAUST, PREMIÈRE PARTIE)
Pour cette édition inédite de Territoires de paroles, l’ancienne journaliste et rédactrice Mélanie Carpentier devient l’observatrice privilégiée des 6 laboratoires qui composent la programmation. Au fil de ces semaines d’exploration théâtrale, elle nous partage ses impressions en mots et en récit, à la manière d’un journal de bord.
Je suis installée dans les rangées vides de la salle principale du Prospero. Silencieuse, à distance, hors du cercle que forment tous ensemble metteur en scène, acteur.rice.s, concepteurs, conseiller dramaturgique, auteur.rice.s. Chacun.e est assis.e derrière une table carrée surdimensionnée, placée à 2,30 mètres de distance les unes des autres. J’observe, j’écoute, je griffonne des mots que j’attrape au vol. Je me fonds dans un coin, j’aimerais me tapir dans l’ombre, observatrice attentive et spectatrice active d’un vaste remue-méninges.
Ma position ? Être témoin privilégiée des échanges de l’équipe que Florent Siaud a rassemblée autour d’un projet commencé voilà trois ans. Je dois composer avec une matière qui s’échappe, la fixer alors qu’elle est susceptible de bouger. Ma position : délicate. Agente secrète qui ne peut, qui ne veut trop en dire de cette incursion dans le processus d’un ambitieux projet : l’adaptation de Faust à partir des réécritures d’une douzaine d’auteur.rice.s francophones, issus de trois continents.
Dans ce projet choral mené par le metteur en scène français, le texte-monument de Goethe se trouve remarquablement phagocyté par une pluralité de voix, d’univers, d’imaginaires. Un relai d’écriture à 12 plumes.
J’entre discrètement dans ce chantier dramaturgique aux fondations solides où la matière vivante d’un texte, de plusieurs textes, s’élabore et se structure à même la voix des acteur.rice.s.
Première lecture. À l’image du texte-relai, les voix de Sophie Cadieux, Francis Ducharme, Marc Béland, Dominique Quesnel et Émilie Monnet s’imbriquent les unes dans les autres. Les répliques s’enchaînent, se superposent, se complètent. Les didascalies intégrées à la lecture donnent l’impression qu’est déclamé un conte dont les personnages prennent vie grâce au jeu physiquement investi de chacun.e.
Entre deux lectures, se croisent, fusent, ricochent les idées, les questions, des images, des réflexions, des intentions, des rires et des critiques… du silence éloquent parfois.
Des rêveries immémoriales aux imaginaires transhumanistes en passant par les loups de Wall Street, je me laisse basculer d’un territoire à un autre. C’est comme si chaque auteur.rice avait composé librement à partir de la poussière d’un vieux grimoire pour former l’ossature d’un seul et même texte.
Il existe un liant à cette matière à première vue éparse : c’est la métamorphose, si chère à Goethe ; un mouvement de glissement constant.
De ce premier labo, je comprends qu’un grand défi d’alchimie dramaturgique est en train de se faire et se défaire sous mes yeux.
Quel désastreux progrès pour Faust ?
Quelles seraient les obsessions de Faust s’il était un de nos contemporains ? Qui serait-il, et sous quelles formes lui apparaîtrait Méphistophélès ? De quoi aurait l’air les limbes du monde qu’il habite ?
Chez Florent Siaud et ses auteur.rice.s, Faust devient le médecin oncologue d’un grand hôpital contemporain. Sous l’influence d’un Méphisto acteur – entité aux mille visages –, il fera une expérience déterminante qui changera radicalement son rapport à la mort et à la pratique de la médecine.
L’équipe peaufine les épisodes de la seconde partie du spectacle, où les événements tournent encore plus au vinaigre pour un Faust endeuillé de son amour et rongé par la culpabilité de ses acharnements thérapeutiques.
Cette section s’ouvre avec un humour grinçant et savoureusement ironique. L’auteur se fait critique sévère de son propre texte. Ses répliques s’animent à travers les voix des interprètes qui peinent à garder leur sérieux jusqu’au bout de leur lecture :
Faust se trouve ici embarqué par Méphisto dans un Wall Street secoué par des révoltes populaires. On suit les deux personnages au sommet d’un gratte-ciel improbablement élevé, où s’agitent des bonzes de la bourse et des hommes d’affaires sans scrupules. Un monde carnavalesque où se côtoient pêle-mêle laideur morale de l’humain, génie technologique et vacuité des slogans marketing au service d’une idéologie progressiste factice.
Dans cette vision tant délirante que cauchemardesque qui émerge à New York avant de transporter les personnages en Californie, on discerne le mouvement du capitalisme actuel avalant tout sur son passage. Ce même mouvement qui, s’emparant des discours et des intentions progressistes, les rend assurément indigestes, sinon douteux. Un siphonage dont les effets s’étendent de la sphère politique à la sphère intime.
Retour au remue-méninges.
L’équipe cherche à défaire une série de nœuds dramaturgiques : dans quelles inventions folles Faust s’embarquerait-il ? De quelle nature serait cette invention à double tranchant ?
Autour du cercle s’élaborent de multiples pistes : on réfléchit au clivage que le livre Les robots font-ils l’amour esquisse entre clivage « transhumanistes » et « bioconservateurs ». On cherche du côté de l’eugénisme et des inventions à double tranchant pour parfaire l’humain. On continue de fouiller en appréhendant les potentiels bouleversements socio-économiques.
On fouille, on creuse encore : salaire universel ; illusion de vie décente ; désastre écologique ; euthanasie de la mort ; ordinateur quantique ; formules indéchiffrables ; intelligence artificielle ; soumission ; crainte ; révolution ; éternel retour de la banalité du mal ; bad trip de scientifiques qui ne comprennent pas d’où la conscience émerge…
Stop ! Dézoomons et préservons le suspense.
Faust n’est-il pas, au fond, un de ces savants qui badtrippent face à ce qui dépasse son entendement ?
— Mélanie Carpentier