JOURNAL DE BORD LABO#2
QUEL DERNIER GRAND CONFLIT
POUR SATISFAIRE LA HAINE
ENTRE LES HOMMES

Pour cette édition inédite de Territoires de paroles, l’ancienne journaliste et rédactrice Mélanie Carpentier devient l’observatrice privilégiée des 6 laboratoires qui composent la programmation. Au fil de ces semaines d’exploration théâtrale, elle nous partage ses impressions en mots et en récit, à la manière d’un journal de bord.


Au moment où des débats clivants et sensibles autour de l’enjeu du racisme systémique et de l’usage du « mot en N » retentissent des espaces universitaires jusqu’aux sphères publiques et médiatiques, le projet de Guy Régis Jr. ne pourrait tomber plus à point. Dans sa pièce qui s’élabore en ce moment entre les murs du Prospero, l’auteur et metteur en scène haïtien plonge avec aplomb dans une matière qui promet de bousculer, confronter et générer des frictions.

Posant nos contradictions et nos dissonances à l’avant-scène, le texte de Guy Régis Jr. triture dans ce qui nous divise — nous, membres d’une même société — alors que se manifeste une crise du vivre-ensemble depuis longtemps prévisible.

Dans l’espace du théâtre, pas de camps idéologiques définis. Avant tout, des êtres de papier trouvant chair ; leurs consciences à nu et sans fard ; des monologues intérieurs tourmentés ; des chants livrés par un groupe qui entre peu à peu en synchronie et esquisse une forme de symbiose rythmique.

Sur scène, un dispositif sophistiqué permet au metteur en scène d’interagir avec son équipe depuis son salon de travail à Port-au-Prince. Sur un écran côté cour et un autre côté jardin, sa téléprésence est prégnante, sa direction rigoureuse et à l’écoute des suggestions de l’équipe sur place.

Des lumières tantôt éblouissantes, tantôt imperceptibles bougent autour des 6 interprètes qui jouent leurs scènes texte en main. À mon entrée en salle, je suis témoin d’une scène conflictuelle : les répliques vives s’entrechoquent et la tension monte crescendo entre les deux protagonistes incarnés par Philippe Racine et Philippe Cousineau.

En un tour de main, les acteurs sortent de leurs personnages et rentrent en dialogue avec Guy Régis à l’autre bout de l’écran. Ils y vont de leurs suggestions et de leurs questions quant à l’état des personnages, aux tons des répliques et leurs déplacements dans l’espace.

Reprise encore une fois, la scène donne à voir un conflit entre un couple interracial. L’échange vif et viscéral escalade jusqu’à la collision des visions et des perceptions des deux protagonistes, tandis que dans la bouche de l’un résonnent des idées réactionnaires, des lieux communs, des amalgames, et dans la bouche de l’autre des questions rhétoriques, une injonction au tabou. Tabou des mots. Incompréhensions. Contradictions. Rapports de force. Offenses. Blessures.

La pièce de Guy Régis Jr. se construit en une série de tableaux. Deux jours après ma première incursion dans ce labo, j’assiste à un premier enchaînement.

La rythmique et la musicalité de la pièce sont très fines. Le travail du son et du rythme est un élément central dans le travail du metteur en scène. Sur scène auprès des interprètes, le musicien Vergil Sharkya’ habille chaque tableau d’une ambiance sonore. Derrière son clavier, parfois il surligne le lugubre et la tension d’une scène, parfois rehausse comiquement l’absurde et l’ironie décalée des performances des interprètes.

Le texte de Guy Régis est puissant. L’énergie des interprètes chargée à bloc. Leur jeu se fait de plus en plus fluide. De disruption en disruption, les tableaux s’enchaînent. Dans ce parcours en train de prendre forme, passe une galerie de figures marquantes: un showman révolté et révoltant, des prédicateurs aux discours caustiques, une narratrice de documentaire animalier, une femme excitée par le pouvoir des hommes, un docteur de pacotille, des mères violées, des enfants du viol, des êtres colonisés, assimilés, divisés au plus profond d’eux-mêmes.

Matière sombre, certes — toute cruauté dévoilée et mise sous le nez de façon presque détachée —, mais matière d’où surgit une certaine lucidité et où poussent des fleurs du mal. Alors que des thèmes sensibles sont abordés, l’humour marche habilement sur un fil tout en nourrissant une dimension critique.

Une scène retient particulièrement mon attention. L’image d’une grande métropole flotte derrière les interprètes. C’est la nuit. « Mais pourquoi les gens se cachent-ils ? », scande le groupe sur un même rythme. Un monologue porté par Nadine Jean se détache du chœur. Je me laisse absorber par la poésie des mots. Les images d’un centre urbain en désuétude apparaissent à mon imagination: une ville confinée où l’angoisse s’infiltre des cages d’escalier des tours d’habitation jusqu’aux égouts. Des trottoirs où la végétation pousse dans les fissures du macadam. Je rouvre les yeux et reviens à l’espace du théâtre. « Mais pourquoi les gens se cachent-ils ? » insiste cette voix forte avant de se fondre à nouveau dans l’anonymat du chœur qui entonne un chant vaudou.

— Mélanie Carpentier

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© Joris Cottin