JOURNAL DE BORD LABO#3
SOLSTICE D’HIVER

Pour cette édition inédite de Territoires de paroles, l’ancienne journaliste et rédactrice Mélanie Carpentier devient l’observatrice privilégiée des 6 laboratoires qui composent la programmation. Au fil de ces semaines d’exploration théâtrale, elle nous partage ses impressions en mots et en récit, à la manière d’un journal de bord.


Un appartement nouveau-bourgeois au milieu de l’hiver. Les mélodies de Bach et de Chopin comme ritournelles récurrentes. Sous le même toit, un couple d’intello bobo un peu usé, leur enfant unique et la mère de la jeune femme.

Les dynamiques interpersonnelles, déjà tendues, se complexifient quand un inconnu apparaît sur le pas de la porte à l’approche de Noël. Incarné par Gregory Hlady, l’encombrant invité aux origines obscures éveille à la fois soupçons, fantasmes et délires paranoïaques.

Dans des décors encore au stade minimal, le metteur en scène Joël Beddows s’empare du texte de l’auteur allemand Roland Schimmelpfenning. Solstice d’hiver présente un grand défi de mise en scène : des fragments de narration viennent se greffer aux dialogues entre les personnages tout au long de la pièce.

Un écran de tulle divise l’espace de la scène en deux. À l’avant-scène, une longue table en bois est disposée en diagonale. Derrière l’écran, les personnages font leur apparition sur scène depuis un cadre de porte lumineux. Des morceaux de didascalies et plans découpant le visage des interprètes défilent à l’écran. L’équipe travaille à calibrer les lumières avec les projections et à circonscrire les déplacements des personnages.

L’ambiance du huis clos s’installe peu à peu au cours de cette première journée de labo. Une première chicane du couple interprété par Catherine de Léan et Benoît Mauffette me happe dans l’histoire. La mère est omniprésente sans être en scène. Encombrante, elle aussi, elle sature l’espace du couple par son exubérance.

Déclamées par les personnages, les didascalies font dérailler leurs répliques. Ce procédé ouvre de multiples dimensions dans l’enchaînement des événements. C’est comme si l’on entrait et ressortait spontanément du subconscient des protagonistes et qu’on accédait au film qu’ils se jouent dans leurs têtes. Ainsi, par intermittence et au croisement de leurs perceptions, leurs fantasmes et phobies se dévoilent dans un jeu à deux vitesses.

Alors que j’attrape le processus à une différente étape, la vision de Joël Beddows s’est d’autant plus ancrée. Installée aux quatre coins de la longue table en bois, l’équipe se focalise sur les intentions des personnages derrière certaines répliques pour en saisir pleinement l’envergure. L’incapacité des personnages à se comprendre et communiquer est liée à leur enfermement dans leurs propres jugements, perceptions et projections.

Gregory Hlady s’amuse à exagérer l’accent germanique et l’attitude caricaturale de Rudolph, son personnage verbomoteur au charisme étrange. Agent perturbateur, l’invité surprise de la mère prend toute la place dans ce portrait de famille. Le spectre du (néo)nazisme s’inscrit en filigrane dans la pièce de Schimmelpfenning, non sans un soupçon de grotesque.

Dans la mise en scène de Beddows, il est fort possible qu’on se trouve aux confluents des imaginaires des personnages. Peut-on alors se fier à ce qu’on nous donne à voir, se demande-t-on. Est-ce l’imaginaire d’un des protagonistes qui fait dériver l’histoire vers une autre tangente ?

Cette croisée des imaginaires entre en cohérence avec l’infiltration et la permutation de diverses références cinématographiques dans la matière portée en scène : des rappels aux dialogues mère-fille à la Almodovar dans la cuisine, à la virilité hollywoodienne sur un bout de trottoir et aux close-up au ralenti de Wong Kar-Wai à l’écran.

Alors que Beddows et son équipe travaillent par processus d’élimination, à défaire des couches d‘une structure en mille-feuille, je suis très curieuse de voir ce qui restera du foisonnement d’idées dont j’ai été témoin et de (re)découvrir la pièce à son stade final.

— Mélanie Carpentier

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