JOURNAL DE BORD LABO#4
LA FIN DE L’HOMME ROUGE
OU LE TEMPS DU
DÉSENCHANTEMENT

Pour cette édition inédite de Territoires de paroles, l’ancienne journaliste et rédactrice Mélanie Carpentier devient l’observatrice privilégiée des 6 laboratoires qui composent la programmation. Au fil de ces semaines d’exploration théâtrale, elle nous partage ses impressions en mots et en récit, à la manière d’un journal de bord.


Des symboles qui vacillent et, avec eux, tout un mode de vie collectif. Des statues déboulonnées, des enseignes et drapeaux remplacés, des consciences qui se fissurent à mesure que s’imposent de nouvelles valeurs. L’essai de Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, rend compte des bouleversements occasionnés par l’effondrement du régime soviétique sur les populations de l’ex-URSS au début des années 90. Les récits tirés des entrevues menées par la journaliste biélorusse nous permettent d’entrer dans le vécu intime d’êtres anonymes, parties prenantes d’un système qui écrasait alors toute individualité.

Sensible à ce travail colossal à la fois littéraire et journalistique, Catherine De Léan a puisé matière dans ces troublants témoignages pour construire les quatre personnages et monologues de sa première mise en scène. Sur le plateau, Louise Bombardier, Catherine Chabot, Paul Ahmarani et De Léan incarnent des personnages ayant connu l’avant et l’après chute du régime.

Dans sa chute, l’édifice idéologique charrie les morts vers la surface au sens propre comme au figuré. Les monologues nous mettent en présence de consciences hantées où se mêlent déni, nostalgie, pudeur des émotions, aveu et trauma. L’enchaînement des voix laisse poindre les clivages entre générations, le poids d’un héritage lourd en cas de conscience et en incompréhension.

Premier monologue. Sous les projecteurs, au coin de la scène, derrière une table de travail, Catherine De Léan adopte la voix de Svetlana Alexievitch et donne à entendre la démarche de l’écrivaine nobélisée. Il est question de l’abandon de l’objectivité historique pour mieux évoquer cette tranche de l’Histoire soviétique, sous le prisme du vécu des anonymes. Avec un point de vue littéraire assumé, l’autrice touche à une matière résolument émotive, une dimension généralement évacuée des grands récits historiques. La voix du personnage de Svetlana reviendra commenter les autres monologues, révélant au passage les enjeux éthiques qui sous-tendent le délicat exercice de l’entrevue dans ce contexte précis.

En scène, deux écrans prennent la forme d’un grand livre ouvert. Personnage suicidaire, Anita est prisonnière de son enfance stalinienne et porteuse de mémoires d’une ère révolue. Le monde semble désormais avancer sans elle. Louise Bombardier en entrevue décrit son personnage comme une épave du passé soviétique, témoin amère de l’arrivée du capitaliste. Femme à l’enfance confisquée, elle garde paradoxalement l’idéal communiste à cœur et se noie dans sa propre mélancolie, bien que l’horreur des purges staliniennes vienne la hanter.

Sous la lumière criarde des néons de la ville et des enseignes des grandes marques américaines, une femme perchée sur des talons hauts raconte son ascension sociale durant les années 90. D’un pensionnat soviétique aux rangs des universités moscovites, elle fait part de sa traversée de cette vibrante et fébrile décennie de libération suivant la chute. Alissa incarne le détachement d’une génération à un point de pivot, une jeunesse qui embrasse pleinement les valeurs capitalistes à mesure que des produits américains entrent sur un marché jusqu’alors hermétique. Catherine Chabot incarne cette femme au fort orgueil qui joue les dures et fréquente une élite en mal de sensation. Cette image de façade est si robuste qu’on se demande, au long du monologue, quand le vernis va craquer.

Dans un dernier monologue, l’acteur Paul Ahmarani se dédouble à l’image de son personnage d’ancien militaire reconverti en commerçant. Le texte décrit une rencontre décisive dans la vie du protagoniste et culmine jusqu’à la réception d’une confession des plus terrifiantes. Un moment coup-de-poing qui fait surgir des images troublantes et choquantes. Ici se dévoile la pire facette de l’humanité, l’inclinaison de l’être humain à la haine et à la banalité du mal sous l’endoctrinement de la dictature.

— Mélanie Carpentier

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