JOURNAL DE BORD LABO#5
CABARET NOIR

Pour cette édition inédite de Territoires de paroles, l’ancienne journaliste et rédactrice Mélanie Carpentier devient l’observatrice privilégiée des 6 laboratoires qui composent la programmation. Au fil de ces semaines d’exploration théâtrale, elle nous partage ses impressions en mots et en récit, à la manière d’un journal de bord.


“Southern trees bear a strange fruit / Blood on the leaves and blood at the root / Black bodies swinging in the southern breeze / Strange fruit hanging from the poplar trees”

Les paroles chantées par Florence Blain Mbaye résonnent dans l’espace du théâtre occupé par l’équipe de Mélanie Demers. La beauté de son interprétation de Strange Fruit se mêle à l’horreur des images de lynchage décrites par les paroles. Renfermant en son cœur une charge de résistance, cette chanson de Billie Holiday se retrouve au répertoire de Nina Simone et dans le rap de Kanye West ; deux des nombreuses figures qui seront convoquées lors de ce Cabaret Noir.

Une panoplie de références aux œuvres phares des cultures afrodescendantes d’Amérique du Nord composent le sous-texte de ce processus de création à la distribution complètement noire. Un choix qui entre en cohérence avec les désirs de la chorégraphe de célébrer les multiples façons de vivre et concevoir son identité noire, du rapport au militantisme et à la dimension politique des corps noirs dans l’espace de la création artistique.

En deux semaines de labo, l’équipe a composé une œuvre à la structure ouverte. Une sorte de jam performatif porté avec talent par les interprètes Vlad Alexis, Florence Blain Mbaye, Stacey Désilier et Anglesh Major. À une semaine d’intervalle, je découvre une matière épurée, ludique et aiguisée, issue de multiples questionnements quant à la porosité du sens et des intentions portées en scène.

La forme retenue pour le dernier enchaînement auquel j’assiste, laisse place à l’aléatoire. Cette structure ouverte permet d’éviter de figer les interprètes dans des personnages, des rôles ou des stéréotypes. Cette forme permet aussi de défaire plus facilement les hiérarchies entre les styles, les discours et les formes portées à la scène : ainsi, dans cet univers, les mots de Frantz Fanon recoupent allègrement les paroles du groupe pop, En Vogue.

Du baiser d’Othello (en mode anti-COVID-19!) aux monologues des films de Spike Lee, les interprètes s’amusent à bricoler des reconstitutions de scènes emblématiques du théâtre, du cinéma et de la télévision, touchant au détour aux représentations manichéennes du racisme dans l’imaginaire populaire.

Dans ce cabaret aux numéros contrastés, les voix se dédoublent et se déclinent en français, en anglais, en créole. On y croise un tourbillon de citations issues d’œuvres littéraires consacrées – celles de Frantz Fanon, Toni Morrison, James Baldwin, Dany Laferrière, entre autres – pour mieux glisser dans l’« unpolitically-correct ». Et ce jusque l’absurde. Manié avec tact, le recours à l’ironie semble ici conjurer la violence des discours racistes et épuiser le registre des insultes pour les purger de leur pouvoir.

Lu à deux reprises par Mélanie Demers en scène, le dilemme exposé par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs quant à la trace indélébile du jugement des Blancs sur les corps noirs, me suit longtemps après la sortie du théâtre, jusque dans mon travail d’écriture qui bute sur les mots et se reprend sans cesse.

Dans cet effort à rendre compte du processus de Cabaret Noir, j’éprouve les limites de mon bagage culturel pour saisir toutes les subtilités qui se jouent en sous-texte. J’approche cette matière avec humilité, acceptant qu’elle génère chez moi plus de questions que de réponses, tout en étant heureuse d’avoir été témoin du sentiment d’appartenance nommé par l’équipe à la fin du processus.

— Mélanie Carpentier

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