JOURNAL DE BORD LABO#6
AKUTEU

Pour cette édition inédite de Territoires de paroles, l’ancienne journaliste et rédactrice Mélanie Carpentier devient l’observatrice privilégiée des 6 laboratoires qui composent la programmation. Au fil de ces semaines d’exploration théâtrale, elle nous partage ses impressions en mots et en récit, à la manière d’un journal de bord.


Suspendue par les pieds, tête en bas, l’artiste Soleil Launière clôt sa performance dans une position ramenant à ma mémoire l’archétype du pendu des cartes de Tarot. Ainsi se referme l’espace des Territoires de paroles, sur cette image symbolique coïncidant étrangement avec ce temps d’arrêt forcé des spectacles. Une suspension éprouvante qui aura cependant permis au Prospero d’accueillir une gestation de propositions artistiques ancrées, chacune à leur manière, dans nos défis de société actuels.

La parole portée en scène par Soleil Launière ne déroge pas à cette dynamique. Par la mise en voix et corps de son premier texte dramaturgique, la créatrice élabore avec finesse un basculement des perspectives. À travers une écriture autobiographique, elle partage son vécu de femme innue qui « blende » facilement dans une société majoritairement blanche, comme ne manquent pas de lui rappeler les membres de sa communauté. C’est cette position « entre » qu’explore l’artiste en poésie et en mouvement, oscillant entre des pôles opposés.

Reliée au plafond par des câbles attachés aux chevilles, l’artiste sur scène contraint ses déplacements. D’abord recroquevillée sur une chaise, comme pour figurer cette « voix prise dans le corps de l’enfant », puis accrochée à la cime de ses mémoires familiales et ancestrales, elle remonte aux sources de la colère et des peurs qui l’habitent. Ainsi, Akuteu nous donne l’impression d’ouvrir un journal intime à la chronologie circulaire, où sont consignées les traces d’un quotidien de révoltes sur fond de brutalités d’un système, de ses représentants et de ses agents.

Par le recours à une poésie onirique, l’artiste inverse l’axe de la violence. On pénètre ainsi dans son imaginaire traversé de pulsions fantasmagoriques, où des figures d’autorité se trouvent dépecées à l’image de l’orignal de ses photographies d’enfance ayant inspiré cette création.

Le corps de l’animal sacrifié et suspendu de ses archives familiales devient aussi celui de la performeuse, s’offrant sur scène à nos regards majoritairement blancs ; également celui de la femme autochtone, hors scène, qui compose avec les attentes, les perceptions fantaisistes et différentes formes d’objectification.

Au-delà de l’image du corps-offrande et de la dimension sacrificielle, Soleil Launière opère une reprise du pouvoir en usant de quelques frondes pour mieux déjouer les attentes, renverser les perspectives et, dans l’espace théâtral, remettre le monde à l’endroit.

— Mélanie Carpentier

+ d’infos sur ce labo

Soleil Launière © Joris Cottin