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Pour aller plus loin avec Sisyphe
10 octobre 2024

L’équipe du Prospero crée pour chaque spectacle un dossier d’accompagnement pour les groupes scolaires. Nous vous partageons ici quelques pistes de réflexion autour de Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse.

Qui est Sisyphe?

Dans la mythologie grecque, Sisyphe est célèbre pour son intelligence et sa ruse. Sisyphe dénonce Zeus au père d’une jeune fille qu’il enlève, s’attirant la colère du dieu qui décida de le tuer. Toutefois, Sisyphe parvient à enchaîner la Mort lorsque celle-ci vient le chercher. Captive, la Mort n’a pas pu agir et plusieurs humain·es ont été épargné·es pendant ce temps. Grâce à de multiples stratagèmes, Sisyphe s’évita la mort, même une fois qu’elle fût libérée, et il vécut ensuite jusqu’à un âge avancé. À sa mort, les dieux lui imposent finalement « un châtiment qui prît tout son temps afin de l’empêcher d’inventer quelque évasion1».

Cette punition est la principale raison pourquoi on le connaît si bien. Il a été condamné à pousser une énorme roche jusqu’en haut d’une colline pour l’éternité. Dès qu’il arrive au sommet, la roche redescend immédiatement la pente, le forçant à recommencer.

Cette figure a été revisitée à de nombreuses reprises dans l’histoire dont la plus connue est son interprétation par Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe (1942). Sisyphe représente alors le choix de la vie, malgré son absurdité.

« Il n’y a pas de punition plus terrible que celle d’un travail inutile et absurde comme celui de Sisyphe, un travail absolument privé de sens, un travail interminable. Ce qui donne un sens à l’existence de ce personnage, c’est finalement la manière dont il brave les dieux, s’attache à la vie2. »

Sisyphe est une figure de punition, mais aussi de révolte ou de rituel dans la culture populaire. Des œuvres de plusieurs disciplines y réfèrent, notamment la performance-marathon de l’artiste Victor Pilon, déplaçant 300 tonnes de sable à la pelle en 182 heures, récemment produite en film3.  

Transposition du mythe

L’œuvre de Gabriel Charlebois-Plante n’est pas une une relecture pure et dure du mythe. Elle utilise la figure de Sisyphe pour poser un regard sur l’époque actuelle grâce à la répétition et l’absurde qui modèlent le mythe.

Le travail, les saisons, les tâches ménagères : la vie contemporaine est faite de cycles et de ressacs. La transposition nous permet d’observer, par l’effort incessant d’une multitude de Sisyphe, les milliers de tentatives de déjouer le monde en redonnant une signification aux gestes et au langage. L’action dramatique est simple, la charge émotionnelle et les microsituations qu’elle soulève sont fortes et porteuses de sens.

Les quatre acteurices sur scène incarnent toustes le personnage mythique, en montrent les différentes facettes. Chaque corps porte des sensibilités personnelles qui tentent de faire obstacle au châtiment. Cette multitude rend aux gestes et au langage une signification au-delà de l’explicite. Elle embrasse le flot aléatoire pour y découvrir une résilience commune, un état de travail indépendant de la notion de résultats.

De la condition humaine

Le texte résonne avec un rapport anxieux au monde que plusieurs vivent au quotidien. Abordant des éléments concrets comme le travail, l’alimentation et les tâches, le discours est toujours à la recherche d’un apaisement qui ne vient jamais.

Courtepointe de pensées envahissantes, le discours des personnages tente de se débattre avec les responsabilités incessantes qui sont attachées au fait d’être en vie et toutes les pensées envahissantes qui peuvent l’accompagner. Comment mesure-t-on notre accomplissement quand il y aurait toujours plus à faire? L’anxiété de performance est omniprésente.

Les Sisyphes s’adressent à un dieu qui les regarde. Cette figure sert à les décharger, à implorer : il devient une béquille sur laquelle s’appuyer pour faire face au châtiment.

L’absurde de ces situations simples, quotidiennes et pourtant existentiellement étouffantes permet de toucher à des questions angoissantes, mais répandues avec beaucoup d’humour et des pointes de lumière.

Le rapport de pouvoir

Un angle majeur de l’interprétation du mythe dans Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse est le rapport qui s’établit entre le bourreau et sa victime. Les quatre personnages ne sont donc pas seulement Sisyphe, mais aussi la roche.

Si un·e prisonnier·ère est forcé·e d’effectuer une tâche aussi absurde pour l’éternité, une forme de dieu est forcément obligée de le surveiller. Cette danse entre le·a geôlier·ère et le·a prisonnier·ère éternel·le, entre cellui qui châtie et le·a châtié·e ouvre un regard vers l’analyse des relations de pouvoir de manière non-manichéenne. Il y a là un châtiment à partager, comme si on ramenait le pouvoir des dieux non pas comme une force absolue, mais comme une coexistence immatérielle et éternelle avec la situation humaine.

Cela soulève la question, à notre échelle, de la responsabilité des sentences qu’on énonce au quotidien. On peut à la fois être ce Sisyphe emprisonné avec sa roche et ce dieu qui regarde la douleur d’une sentence prononcée.

Mise en scène

Création Dans la Chambre produit un théâtre qui en appelle d’abord aux sens. Ici, la fonction poétique du langage et du corps est mise de l’avant. Les situations dramatiques sont créées par la présence scénique des comédien·nes et la trame émotive prévaut sur le récit littéral. Dans ce théâtre, le·a spectateur·trice est l’artisan·e de la fiction, iel a la responsabilité de réassembler les fils narratifs.

Une seule source de lumière éclaire la scène tout au long de la pièce : un projecteur de poursuite, manipulé en direct. Son faisceau incarne un regard omniscient extérieur aux Sisyphe, qui, à la manière de Dieu, les manipule, les guide, les influence, les perd, ou encore pousse le public à détourner le regard. Il devient alors le lien tangible entre la personne qui fait et la personne qui la regarde.

Une partie du langage scénique de ce spectacle a été développée en plein air au Mont Rigaud. L’intuition était d’amorcer le travail de répétition avec un matériau naturel et symbolique : la roche. Elle s’est alors imposée comme centrale dans le travail de la pièce. Ce lieu accidenté est devenu un terrain scénographique riche qui a propulsé le travail des acteurs en activant la technique de jeu très physique.

Cinq tonnes de roche sont sur scène. Le décor est ainsi à la fois simple, dénudé, tout en étant tout en démesure. Les pierres servent de sol instable aux interprètes qui y présentent leurs monologues fragiles, affectant leurs mouvements. Elles sont aussi sonorement ostentatoires, s’imposant comme une présence forte tout au long du spectacle.

Documenter le processus

Les répétitions en extérieur au Mont Rigaud ont d’ailleurs été captées par la réalisatrice Sophie Bédard Marcotte et son équipe, qui tournaient des séquences pour un projet documentaire soutenu par le Studio Documentaire de l’Office national du film du Canada.

Au-delà d’un documentaire classique, le film s’intéresse particulièrement au processus de création du spectacle et intervient même dans celui-ci. Sophie et Gabriel travaillent étroitement ensemble pour que le film devienne le conseiller dramaturgique du spectacle et le spectacle, le conseiller en scénarisation du film.

Le film sera distribué dès septembre 2025 au Canada.

© Maxim Paré Fortin

© Maxim Paré Fortin

© Maxim Paré Fortin

© Maxim Paré Fortin

© Maxim Paré Fortin

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