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Un entretien entre Mélanie Demers et Macha Limonchik
31 octobre 2022

Mélanie Demers, metteuse en scène, et Macha Limonchik, comédienne, collaborent ces jours-ci sur Déclarations de Jordan Tannahill, présenté dans la Salle principale dès le 1er novembre. Cette pièce, composée de courtes phrases tentant de capturer l’essence d’une vie à la fois absurde et fragile, est un véritable défi pour la metteuse en scène et les interprètes, une exploration de ce que le théâtre peut être.

Les deux créatrices discutent à bâtons rompus du processus de création de la pièce : des défis et plaisirs de la partition gestuelle, des différences d’approches entre les disciplines et du travail collaboratif.


C’est une première pour Mélanie de mettre en scène pour le théâtre, c’est une première pour Macha de travailler avec une chorégraphe. C’est aussi une distribution mixte, de comédien·nes et de danseurs. Comment se rencontrent vos façons de travailler? Quelles sont les différences dans l’approche de l’œuvre?

Mélanie Demers : Effectivement, c’est une première pour moi en tant que metteuse en scène au théâtre, mais ma façon de travailler reste la même. La différence suprême est vraiment d’avoir pour point de départ quelque chose qui n’est pas « moi ». Nous arrivons tous avec une vision, une perspective et des désirs. Le travail que nous avons fait depuis le départ a été de démanteler nos aprioris pour accepter ce qui se révélait naturellement à nous.

Macha Limonchik : Tout à fait. De mon côté, comme je suis une interprète, j’ai l’habitude et le plaisir d’offrir mon être à un créateur ou à une créatrice. Pour ce projet, l’approche était différente. Je ne connaissais pas Mélanie, mais j’avais vu ses spectacles. J’avais donc une idée de son approche artistique, de son univers. Que Mélanie soit chorégraphe ne m’effrayait pas. Mais travailler l’improvisation et le mouvement, c’était vertigineux. Ça me fait encore peur.

Mélanie : Et pourtant cette peur est utile. Elle participe au système d’improvisation dans lequel on doit renouveler les gestes de soir en soir. Nous nous approchons de la danse avec ce système. Je suis une chorégraphe, mais je n’écris pas des partitions. J’invente plutôt des systèmes d’improvisation et de création.

Je trouve beau de voir des interprètes, avec des outils différents, approcher le mouvement. Il faut se mettre au service du système et de la spontanéité qui veut émerger, en même temps qu’à l’authenticité de la déclaration. Il faut accepter de perdre le contrôle. Macha le fait magnifiquement!

Macha : J’essaie! (rires)

Mélanie : Je n’ai jamais une idée fixe de ce que va être mon spectacle quand je commence à travailler. Je ne sais pas à quoi ressemblera le résultat final. Je navigue. Dans le milieu de la danse, on a l’habitude de travailler avec l’abstraction, avec des choses qu’on ne nomme pas. Alors qu’au théâtre, on nomme les choses, on met des intentions.

Macha : (À Mélanie) J’ai tout de même besoin de ces mots-là, de nommer, parce que je suis une actrice. Parfois, tu me dis « ça, ça marche » et c’est suffisant, juste pour libérer mon cerveau, pour garder une ligne directrice. Je me dis : « OK, on va continuer dans ce sens et on verra où ça nous mène. »

Mélanie : Marc [Boivin, un interprète de la pièce, qui est danseur] m’a dit quelque chose d’intéressant en début de processus : « toutes les questions que les acteurs se posent en ce moment, elles ne m’apparaissent pas encore. C’est beaucoup plus tard qu’elles vont arriver pour moi. » Beaucoup de notre travail aura été d’arrimer les deux visions, celles des milieux du théâtre et de la danse. Les deux ont des façons complètement différentes de stimuler la créativité. Il a fallu se demander sans cesse comment faire pour avancer.

Macha : Oui! Nous n’étions pas en conflit! Il a fallu trouver un langage commun, tout simplement.


Jusqu’où va le travail en répétition, où est la limite de l’improvisation en répétition?

Macha : C’est une grande question. L’improvisation est au cœur de ce que l’on tente de construire.

Mélanie : Le plus grand défi du travail se trouve dans l’improvisation. Ce n’est pas par paresse qu’on improvise! C’est par souci de se soumettre à un désir de spontanéité très grand. Nous devons nous demander : « Qu’est-ce que je contrôle? Qu’est-ce je ne contrôle pas? » En salle de répétition, j’essaie de faire des invitations à des rythmes, à des musiques, à des courbes dramatiques sans jamais fixer quoi que ce soit. Mon travail consiste à sécuriser les gens, les collaborateurs et les interprètes, qui ont le réflexe de fixer davantage.

Macha : Au théâtre, on nous dit toujours : « Il faut que ça reste vivant! » Avec Déclarations, j’ai la chance d’appliquer cette idée très concrètement, et c’est vraiment intéressant.

Mélanie : Oui! L’idée de se mettre en jeu, je la cultive depuis longtemps dans mon travail, au point où j’accepte les aspérités. J’accepte les imperfections parce que j’ai confiance qu’elles nous portent vers les moments de grâce. Lorsqu’on se retrouve en équipe, tout le monde doit accepter cette façon de travailler. Macha s’est abandonnée assez rapidement au désir de se renouveler.


Comment avez-vous défriché le terrain de jeu de cette pièce?

Mélanie : Au départ, nous avons été de « bons élèves », nous suivions les indications de l’auteur. Puis, on a tenté de faire autre chose, pour mieux revenir au texte… Nous avons fait des allers-retours entre la matière de départ et des élans, des envies, des inspirations.

Macha : Le travail des conceptrices aussi est important. Pendant les répétitions, nous avons commencé à travailler avec des accessoires, un divan, des images. Nous avons eu cette chance d’avoir des éléments de la scénographie pour nous jeter à l’eau.

Mélanie : Je suis une personne de peu de foi, c’est-à-dire qu’il faut que je voie, que j’essaie. Les accessoires nous ont donné une tangibilité. J’aime le concret. Mettre en pratique permet de voir si cela provoque une émotion.

Macha : À partir du moment où Mélanie adhère, nous aussi on adhère. On fait confiance à son instinct. On essaie quelque chose, on y construit un sens, et on part avec ça.

Mélanie : Je travaille avec beaucoup de liberté et j’aime donner de l’espace aux collaboratrices. Plusieurs d’entre elles étaient déjà des complices. J’aime que le spectacle dépasse mes idées. Ce qui est important, c’est que ma petite étincelle fasse place à quelque chose de plus grand, à une chose à laquelle je n’aurais jamais pensé.

Macha : C’est tout à fait ça, et c’est pareil pour moi. Je déteste qu’on me place un spectacle « par en haut » et qu’on me dise : « il faut te rendre là ». Je trouve ça vain, compliqué… J’aime aussi travailler avec les étincelles des autres. Et comme c’est ainsi que Mélanie travaille, je suis très heureuse.


Qu’en est-il des personnages ?

Mélanie : Dans le texte et les indications de Jordan Tannahill, cinq personnes font des déclarations, mais n’incarnent pas les déclarations. C’est un élément que nous avons travaillé différemment dans notre mise en scène, pour laisser émerger l’idée de personnages. Une certaine incarnation de la mère, une certaine incarnation d’un chien, une certaine incarnation de Jordan, d’un père… mais ce sont seulement des suggestions.

Nous avons travaillé à même le texte pour faire émerger des petites histoires. La première lecture de ce texte est comme un rêve. Mais quand on s’y attarde, on découvre ces petites histoires, on peut comprendre que la mère a existé ici et là, par exemple.

Macha : Ces apparitions se manifestent parfois seulement au détour d’une phrase.


En terminant, Macha, qu’est-ce qui t’a donné envie de prendre part à cette aventure, de travailler dans cette forme et ce texte atypiques ?

Macha : Mélanie, Mélanie, Mélanie! (rires) C’est l’fun de se faire secouer! Dans mon cas, c’est un retour sur scène depuis la pandémie et il n’y a pas meilleure façon de retourner au travail. Ça ne pourrait pas être plus extraordinaire. Après cette période sombre, j’apprécie de faire exploser mon cerveau ainsi! (rires) C’est une chance, parce que d’habitude on demande aux acteurs de faire ce que nous sommes capables de faire, de très bien faire. Dans le cas de Déclarations, on me demande de faire quelque chose que je ne savais pas faire du tout. Pour moi, c’était un gros oui, sans réfléchir!

Mélanie : Je pense que c’est le courriel le plus rigolo que j’ai jamais reçu quand tu m’as dit oui! C’était extatique! (rires)

Moi, je suis séduite par ces gens qui continuent de monter sur scène avec courage. Ma mère dit que le courage se manifeste quand tu as peur, pas quand tu es en contrôle. Le courage, c’est affronter le danger. Cette pièce, c’est un beau danger. Moi aussi, j’ai la peur au ventre. C’est épeurant faire ça!


Pour en apprendre plus sur la pièce Déclarations, cliquez ici.


Cet entretien est disponible en format PDF.